mercredi 19 septembre 2012

Éloge de l'immobilité

L'heure est à la découverte. Qui aurait l'impudence d'émettre une critique du voyage ? Celui qui forme la jeunesse, éveille à l'universalisme et aux saines différences, provoque la rencontre improbable et enrichit nos cœurs. L'audacieuse évasion nous libère d'un quotidien mesuré, de son empreinte usante, d'une fatigue des sens et du corps. Cappadoce, Pérou, Islande ou Vietnam, intarissables sources de jouvence de l'homme moderne assoiffé. Qui n'y goûterait ?

La démarche de confrontation culturelle résulte cependant moins de l'expression d'une volonté intérieure profonde que d'une contrainte sociétale forte. Est-ce la maturation d'un attachement réfléchi ou émotionnel pour une contrée spécifique, d'une admiration durable pour un peuple qui guide notre décision ou est-ce l'impératif d'un choix annuel, sous la contrainte de la date, du climat, du prix du billet, de la côte de popularité de la région de destination ? Hors la réflexion personnelle, la construction du désir repose également sur le mimétisme, le grégarisme, et comme toute consommation superflue sur une stimulation publicitaire permanente. Comme on se gargarise de la voiture dans laquelle on s'assoit, on vante l'endroit du globe que l'on visite, nous petits êtres insignifiants que seul le hasard du temps et du lieu autorise à ce privilège inouï. Quelle place revient vraiment à la liberté de choix face à la course à la nouveauté, au besoin de rompre la routine conjugale, à l'envie de faire saliver ses collègues, à l'inconscient mis à ébullition ?

Supposons même que le voyage ait été décidé librement. La noblesse du dessein m'a toujours paru suspecte.  On se pare souvent des bienfaits de l'immersion chez l'indigène. Non que cela n'existe pas, mais - dans mon milieu en tout cas -, le résumé des deux semaines de congés se résume souvent ainsi : "il a fait super beau les quatre premiers jours, après ça s'est couvert. Heureusement au retour l'avion n'a pas eu de retard comme à l'aller. On a visité San Francisco (le Golden Gate), après on a fait : Yosemite, la Death Valley, le Grand Canyon, Brice Canyon, euh non... ah si en fait, Las Vegas (on a presque rien perdu), et L-A on s'est perdu c'est grand. Enfin c'était trop cool à part qu'on a beaucoup conduit quand même". Considérations sociales, pécuniaires, climatiques, plus rarement récit de conversion intérieure. Le plaisir repose d'ailleurs presque autant dans le fait d'en parler que d'y être. Que tout cela puisse être vecteur de rapprochement familial, de souvenirs de jeunesse, de bon temps ne fait pas de doute. Mais que l'on admette alors que tout ceci reste avant tout une affaire de plaisir personnel égoïste. Bien peu soucieux en effet que celui qui vante la beauté de la Nature, et par sa quête de l'endroit encore préservé, le destine irrémédiablement à sa dénaturation proche. Et que dire du malheureux bobo qui, après une sincère diatribe sur le méchant CO2 et le gentil développement durable, vous énumère ses futures destinations outre-atlantiques sans se provoquer de court-circuit. Il avait en effet un bon modèle ! Sans aller à l'extrême démesure des enterrements de vie de garçon express en Europe centrale ou des vols zéro gravité et suborbitaux, que pourrait justifier qu'un tel déploiement de ressources, grignotant peu à peu le travail cumulé du temps, de la Terre et des hommes, ne serve qu'à nous divertir un court instant avant de nous replonger de plus belle dans un monde que nous cherchons à fuir ? Qu'avons-nous personnellement tant produit ou inventé qui nous autorise à jouir de ce que ni les vrais explorateurs, ni les rois et empereurs n'auraient même pu imaginer ?

Le mythe du voyage reste pour moi celui du pèlerinage du Mont Saint-Michel, des 400 km à pied que Bach entreprit à travers l'Allemagne pour rencontrer le maître Buxtehude, du trek intégral et dénué. De l'exquise rencontre, on a fait un circuit. D'un rêve d'une vie, on a fait un besoin. Du pèlerin qui passe, on a fait un commerce. James Cook contre Thomas Cook. Un retour choisi à la simplicité serait salutaire, car la vraie joie se trouve en nous.

1 commentaire:

  1. Grâce aux bonheurs du progrès, le voyage, au dernier siècle, a été supplanté par le tourisme. On ne découvre plus la Chine : on FAIT la Chine ; on veut de belles images, de belles montagnes, de belles prairies, et l'on en fait un bref sujet de conversation à son retour - jugeant au passage, tout de même, qu'il est bien malheureux que les populations visitées (si du moins elles ont été côtoyées) n'aient pas accès à la démocratie, aux droits de l'homme et au mariage homosexuel.
    Lamartine eut le goût de passer près d'un an au Levant, et il en tira de sublimes notes, compilées dans son "Voyage en Orient", où il s'extasie devant les hommes qu'il rencontre, admirant leur courage, leur piété, le raffinement de leurs moeurs, et d'une manière générale, leur société, leur complexe société, qui était naturellement différente de la société française, comme elle l'est toujours, et il n'espérait ni convertir ces individus, lui qui était catholique, ni leur expliquer comment vivre, lui qui était issu d'une nation qui alors, incarnait la puissance.
    Sylvain Tesson, que je tiens pour un écrivain majeur de ce temps (et qui a d'ailleurs co-écrit quelques ouvrages avec Alexandre Poussin, qui est dans cet article évoqué à demi-mot, dans l'ultime paragraphe), perpétue partiellement cette tradition dont le socle est l'acceptation d'un point de vue différentialiste ; mais ce Tesson n'est pas exposé.
    Du reste, pour le grand nombre, le voyageur est celui qui multiplie les escales, qui accumule les "miles", et qui en une année, aura "fait" le Maroc, l'Inde et la Chine, sans pourtant avoir jamais ouvert le Coran, le Mahabharata ou les entretiens de Confucius. Dans le même temps, ces "voyageurs" rêvent de la vraie liberté, celle de l'Amérique, de son dynamisme, de ses valeurs modernes (à l'exception de la religion, qui est une chose moyenâgeuse, bien sûr), et voudraient en imposer les principes aux Français, qui sont si arriérés, intolérants, et même racistes.
    En somme, le voyageur moderne n'aime ni l'endroit d'où il vient, ni celui qu'il visite.

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