lundi 17 décembre 2012

Les quatre frères (fable survivaliste)

Depuis un millénaire, au village d'Eau-Pure
Le rythme des saisons coloriait la nature
Et dictait de ses lois la conduite des hommes,
Soumis avec respect à ces forces obscures.
Le cœur des paysans affairés à leurs tâches
Regorgeait de fierté d'avoir apprivoisé
Les cieux mystérieux, chantant de bonne grâce
La vie que prodiguait l'alliance proposée.
Dans la dure harmonie des labeurs et des terres
Se formaient au soleil la chère subsistance
Du ventre à moitié vide. Auprès d'une rivière
S'épanouissait loin une fleur aux fragrances
Jusqu'alors inconnues. Un jeune homme très sage
Trouva bon d'en cueillir une simple poignée :
Une pour sa charmante, une pour le potage
La dernière à maman, espérant la soigner.
On reçut aussi bien la soupe et le bouquet,
Et la dame alitée fut debout le matin.
La nouvelle aussitôt fit le tour des troquets ;
On prépara bientôt des poudres pour le teint,
Des rehausseurs de goût, des pigments bleu saphir
Des pilules de joie, des potions de mémoire,
Et mille objets encor qui bien vite suffirent
A contrebalancer la charge des devoirs
Et celle des bonheurs si longtemps refoulés.
On se mit de bon cœur à cultiver la plante
Partout où se trouvaient des friches isolés,
Car chacun désirait une vie plus clémente.
Et bientôt le désir attisant le besoin
On délaissa le blé, on irrigua sans crainte
La nouvelle culture, en gardant bien le soin
Que jamais on ne vît les réserves atteintes.
L'excellente industrie ne cessa de fleurir
Et l'on réassigna chaque métier selon.
Quelques esprits chagrins trouvèrent à redire :
On changeait un pays qui jusqu'alors tint bon.
Les charmes du progrès sans nulle controverse
Séduisirent le peuple, et la marche espérée
Devint marche forcée, par le joug du commerce,
L'empire de la mode et le taux d'intérêt.

Quatre frères mariés vivaient en ce village.
Ils se réunissaient chaque fin de semaine
Pour causer du bon temps et d'histoires moins sages.
Chacun avait jadis applaudi à l'aubaine
Mais voyait désormais la manne végétale
Selon sa façon propre. Ainsi le premier frère
Se riait du passé, bercé par l'idéal
De la modernité : "Nous entrons dans une ère
De responsabilité que tous nos descendants
Dresseront en modèle ! Évoluons encore
Dans le sens de l'Histoire ! Il est bien évident
Que nous saurons toujours dominer notre sort."
Le deuxième écoutait d'une oreille distraite
L'opinion dominante, acquiesçait d'emblée
Et s'adonnait sitôt aux choses moins abstraites.
Nul avertissement jamais ne l'eût troublé,
Prétextant au besoin : "Tous les experts démentent"
"Le temps agit en cycle", ou encor s'il fallait :
"Qui connaît le futur ?". L'âme un peu moins confiante
Le troisième des fils peu à peu se troublait,
Perturbé à moitié par les dérèglements
Et les signes nombreux qui auguraient misère :
Récoltes en menace, abeilles en tourment
Dépendances accrues, équilibres précaires...
Mais il avait à perdre, entre un nouveau confort
De vieilles amitiés, des conventions sociales
Et la douce illusion de n'avoir pas eu tort :
"Quand cela serait vrai, il faut tant bien que mal
Continuer de vivre". Ainsi seul le dernier
Choisit la liberté, en préférant savoir,
Et se reconstruisit hors du monde vicié.
A force d'accepter de chaque jour déchoir
Dans sa fuite en avant, le village épuisé
N'eut plus pour se nourrir que de sèches racines
Des rebuts en colline, et la mémoire usée
D'un passé plus fertile - alors, point de rapine,
Point d'individualisme, et la crainte des cieux.
La nature à genoux dispersait vengeresse
Ceux qui l'avaient ruinée. Agissant de son mieux
Le quatrième frère avait œuvré sans cesse
Pour que fût préservée l'essence de ce monde :
La ruche fut chérie, la terre et l'eau bénies,
Et les graines de vie redevinrent fécondes.
On frappait à sa porte, à présent démuni,
Mais toujours inconscient du juste châtiment
Qu'on avait conjuré. Sans jamais regretter
Leurs propos injurieux ou leurs faux jugements,
Ils croyaient avoir droit à l'hospitalité
Pour eux et leur famille. Ils furent accueillis
Sans l'ombre d'un reproche et traités dignement.
Le passé était fait, et bien qu'ils aient failli,
Et failliraient encor, seuls comptaient le présent,
Le souverain pardon et la quête des âmes.
Au milieu du mensonge, au milieu de l'horreur,
De la faiblesse humaine ou des injustes drames,
L'homme est libre à donner son esprit et son cœur.

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"Le temps, c'est nous" - saint François de Sales